Digression

 

Je voudrais partager avec vous une vraie émotion, celle que j’ai ressentie au cours de la lecture d’un livre de vulgarisation de Bernard DIU,

Traité de Physique à l’usage des profanes, Editions Odile Jacob, 2000

un grand Monsieur, professeur émérite de Physique à  Paris 6, spécialiste notamment de mécanique quantique. Ce livre, très intéressant d’un point de vue scientifique, émaillé de poèmes dans différentes langues, recèle une véritable perle, un petit chapitre (pages 248 à 254) modestement qualifié de  « Digression »  :

DU LANGAGE ET DU CHANT, ET DU SOUVENIR

« A force de mourir et de n’en dire rien
Vous aviez fait un jour jaillir, sans y songer,
Un grand pommier en fleurs, au milieu de l’hiver.
Et des oiseaux gardaient de leurs becs inconnus
L’arbre non saisonnier, comme en plein mois de mai,
Et des enfants joyeux de soleil et de brume
Faisaient la ronde autour, à vivre résolus ».

(Jules Supervielle ; « Le pommier » dans « Amis inconnus »)

Mon aïeul paternel, que j’ai toujours appelé « Bon Papa » , de qui j’ai reçu cet étrange patronyme, était illettré et ne parlait que le béarnais, branche du gascon qui appartient lui-même à la constellation des langues d’oc.
Je le vois encore comme d’hier, sur sa chaise basse favorite, au coin du feu, déchiffrant laborieusement, en tirant le parti qu’il pouvait de quelques rudiments de lecture glanés au hasard de sa vie d’adulte, les titres d’un journal le plus souvent périmé et de surcroit écrit — faut-il le préciser? — en français ! Les syllabes rencontrées esquissaient leur forme, l’une après l’autre, sur ses lèvres édentées, en un remuement hésitant, muet et lent, sans souffle mais opiniâtre.
De temps à autre pourtant il nous sollicitait, son monologue silencieux interrompu, lorsqu’il butait sur une combinaison de lettres particulièrement ardue, ou peu fréquente, qui le laissait bouche bée.
Abaissant alors son menton ridé, d’un mouvement rapide et précis de la tête, il glissait son regard vif et clair — qui se teintait d’humour dans ces circonstances où sa culture littéraire était mise en défaut — par-dessus les lunettes de presbyte, cerclées de fer qu’il tenait d’un voisin riche les jugeant périmées pour lui-même. Il demandait par là leur aide aux « savants », que nous étions pour lui. Lorsqu’un dialogue s’instaurait, il était toujours bilingue. Bon Papa s’exprimait exclusivement en béarnais — « en patois », disions-nous — et nous lui répondions en français
— Bernàt, qu’ey aco de pé-néou-ma… ? (Qu’est ce que c’est que…)
— Ce sont les pneus, Bon Papa, ce qu’on met aux voitures.
— Ah ! Que noû l’ey pas yamés bis! (Ah, je ne l’ai jamais vu !)
Mais s’il s’essayait ainsi, assez volontiers, à lire, il ne sut jamais écrire. Pas même signer son nom: il apposait simplement une croix, tracée avec application, au bas des (rares) documents officiels qui le concernaient.
J’allais durant la dernière guerre, mon père étant prisonnier en Poméranie, passer quelques semaines d’été auprès de mes grands parents d’Espoey. Nous dormions tous trois dans la chambre du haut : mon grand-père et moi occupions l’un des deux lits qui s’y trouvaient, celui du fond, et ma grand-mère l’autre, près de la fenêtre, Bon Papa se levait de fort bonne heure, d’un mouvement décidé qui me réveillait à tout coup. Je savais pourtant qu’il me fallait attendre sept heures avant de l’imiter. Je guettais la sonnerie claire de l’horloge à balancier qui se dressait, imposante, sur le palier de l’escalier, à mi-étage. Je me souviens d’angoisses métaphysiques sur le thème du temps: comment, après avoir entendu la demie de six heures — dont la vibration se prolongeait dans l’aigu, interminablement —, évaluer l’intervalle qui restait à parcourir avant les sept coups fatidiques? Retentiraient-ils bientôt ou faudrait-il endurer encore une longue lassitude ?
Les meilleurs moments venaient pour moi l’après—midi. Invariablement, qu’il neige ou qu’il vente — mais il ne neigeait pas : c’était l’été ! —, nous allions garder les vaches à leur pâturage. Mon grand-père possédait deux vaches seulement ; dans l’étable. j’ai toujours vu la troisième place libre — celle qui pourtant, par sa position près de la porte, aurait dû logiquement être la première. Les vaches — j’ai oublié leur nom, mais je les distinguais l’une de l’autre au premier coup d’oeil — nous tournaient le dos; elles étaient attachées par des chaînes assez lâches qui leur laissaient une certaine liberté de mouvement, mais pas celle de se retourner complètement à notre arrivée. Nous avaient-elles entendus de loin, ou si l’horloge intérieure et cosmique à la fois, qui rythmait leur vie épaisse et lente, les avait par avance prévenues? Leurs dodelinements de la tête, ponctués de feulements expressifs et même de mugissements à peine ébauchés, le fouettement nerveux de leur queue, leur piétinement pesant mais obstiné — qui préfigurait leur cheminement libre de tout à l’heure – manifestaient leur joie obtuse et leur impatience massive devant l’abondance illimitée d’herbe tendre qui les attendait.

La chienne patientait au dehors. Elle savait que l’étable (que nous appelions communément « la grange ») lui était formellement interdite ; sa présence eût affolé les vaches, qui la craignaient et lui présentaient toujours, pour autant qu’elles le pouvaient, leur large front buté et armé – ce qu’elles auraient été empêchées de faire par l’attache qui les maintenait devant le râtelier. La chienne s’appelait « Bergère ». Son poil, d’un roux foncé, mi-long et soyeux, dessinait sur ses flancs robustes des ondulations semblables à celles qu’on voit parfois sur le front des humains. Elle connaissait parfaitement son nom : lorsqu’on le prononçait doucement, tendrement pourrait-on dire, elle dressait ses oreilles d’un air alangui et vous coulait un regard humide et reconnaissant ; si on le criait au contraire sèche— ment, d’un ton autoritaire, elle arrêtait net le mouvement qu’elle avait entrepris, que ce fût à l’entrée d’une pièce où on ne souhaitait pas l’accueillir, ou bien au seuil d’une manoeuvre punitive qu’elle lançait contre une vache et qu’on jugeait imméritée.

Détachées, les vaches sortaient de l’étable à pas comptés et s’en allaient attendre — festina lente — derrière le portail de la courette, non sans avoir menacé de leurs cornes Bergère qui les guettait, mais qui se rejetait en arrière pour éviter l’affrontement. Bon Papa ouvrait grand le portail et les vaches, sans qu’on eût à les solliciter, viraient de bord sur la gauche, tels des vaisseaux lourdement chargés, l’une derrière l’autre, sur le bas-côté de la grand-route. Mon grand père possédait un unique champ, situé à un kilomètre environ de la maison et du même côté de la route, de sorte que les vaches n’étaient jamais amenées à la traverser, Nous parcourions pour revenir le même bas-côté, du même pas lent et balancé, jamais accéléré — sauf en cas d’affolement, ce qu’il fallait à tout prix éviter sur la route —. parfois ralenti pour cueillir au passage une dernière bouchée d’herbe dans Ie fossé. Le trajet de retour paraissait l’image spéculaire de l’aller, avec un léger flou, pourtant, de satiété et de lassitude et d’agonie au soleil couchant. Les vaches reconnaissaient aussitôt la maison comme elles avaient reconnu l’entrée du pré, Une différence capitale, pourtant, apparaissait sur la fin du parcours : sans que quiconque le leur eût suggéré, elles dépassaient sans s’arrêter le portail qui donnait sur l’étable, et que nous ouvrions pourtant tout grand comme au départ. Elles allaient du même pas régulier et paisible contourner le coin de la maison et la maçonnerie qui protégeait le puits; elles se postaient, avec l’air obstiné de qui demande son droit, devant l’auge qui prolongeait le bâtiment et le terminait avant que le fossé ne reprenne aussitôt ses herbes folles et sa haie vive. Bon Papa faisait le tour de l’autre côté et puisait à plusieurs fois de l’eau fraiche qui, déversée dans un conduit traversant l’ultime mur, alimentait en bouillonnant l’auge aux bestiaux. Les deux vaches buvaient ensemble, sans heurt, à longues gorgées calmes et satisfaites ; l’auge eut été trop exigüe pour trois bovins, mais deux s’y abreuvaient sans gêne. La règle du jeu était connue de tous, de Bergère évidemment, et de moi, mais aussi des vaches elles-mêmes. Elles pouvaient boire à satiété, « jusqu’à plus soif » comme on dit ; atteint ce stade de béatitude comblée, auquel elles ne parvenaient pas nécessairement ensemble, chacune d’elles regagnait l’étable et sa place sans se tromper. Jamais aucune n’a fait mine de dédaigner le portail ouvert pour revenir au pré ou — qui sait ? — pour vagabonder à sa guise. Bergère évidemment ne l’eût pas permis, au cas où mon grand-père ne l’aurait pas remarqué de derrière son puits. Mais Bergère n’y veillait même pas : les vaches n’étaient plus sous sa garde ; elle en profitait pour courir elle-même et vagabonder. Moralité : « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées… »
Mais il faut faire son métier. Le champ de mon grand-père, déjà exigu, se divisait de surcroît en deux parties quasiment égales, par une ligne virtuelle, dirait-on en physique ; en clair, aucune clôture ne séparait les deux moitiés. L’une était plantée de maïs; l’autre restait en pré pour le pacage des vaches. Or celles-ci sont particulièrement friandes des tiges de maïs, quand elles peuvent les faire craquer sous leurs dents. Il fallait donc être constamment sur le qui -vive, pour éviter que le champ de maïs ne fût saccagé ou simplement écorné. Les vaches ne menaient pas un assaut frontal et concerté. Non. Tantôt l’une, tantôt l’autre, paissant innocemment, s’approchait insensiblement de la ligne interdite. Bergère alors, qui avait fait mine auparavant de dormir, dressait tout à coup la tête, puis sur sa tête les oreilles, et lançait à son maître des signaux non- équivoques, éventuellement appuyés de gémissements contenus. II suffisait de dire : « Oui, va ! » Bergère bondissait, et l’affaire était règlée en deux aboiements brefs, proférés au bon moment, alors qu’elle avait déjà doublé le cap difficile des cornes et qu’elle attaquait sur l’arrière, prête à mordre en cas d’indiscipline ou de rébellion. Et la vache, bien gardée, revenait dans le droit chemin du pré.

Mon grand-père me conta qu’un jour, alors qu’il était seul au pré avec ses bêtes, il dut revenir à la maison en plein milieu de l’après-midi. Au lieu de ramener les vaches avec lui — ce qui les aurait gravement perturbées, et pour plusieurs jours -, il décida de les laisser à la garde de la chienne. Il lui expliqua la situation (en béarnais, évidemment): « Bergère, je m’en vais; toi, tu restes là à garder les vaches ; attends que je sois de retour. » Et Bergère comprit ! C’eut été un jeu pour elle de rentrer seule : elle connaissait par coeur le chemin, qui était d’ailleurs très simple. Elle resta pourtant à son poste, comme une brave bergère qu’elle était ! Et quand Bon Papa revint, une ou deux heures après, tout était en place: les vaches paissaient tranquillement, hors de portée des maïs, qui n’avaient pas été touchés ; Bergère l’avait attendu, assise sur son derrière, un peu plus raide que d’habitude, oreilles et yeux aux aguets.

Si j’ai dit, par manière de plaisanterie, qu’il ne neigeait jamais durant mes séjours estivaux à Espoey, il y pleuvait souvent. Pour aller au pré, après déjeuner, mon grand-père s’armait alors d’un énorme parapluie de grosse toile bleu ciel, à manche et baleines de bois, qui attendait sans impatience son heure, ou plutôt son jour, derrière la porte de la grange. Il servait non seulement à nous abriter tous deux pendant le trajet — il aurait abrité un escadron de cavalerie — mais aussi à nous maintenir au sec tout au long de la longue après-midi inactive : nous gravissions au bord du pré un talus protégé par un bosquet de noisetiers; Bon Papa disposait le parapluie bleu, grand ouvert, en appui d’un côté sur son manche et de l’autre sur deux extrémités de baleines ; nous nous installions ensuite sous cet auvent de toile, assis sur nos pèlerines soigneusement pliées. Bergère supportait stoïquement l’ondée : sa vision du monde lui interdisait de quémander une place; elle restait dignement à la sienne, qu’elle connaissait.

C’est alors que Bon Papa, pour tromper l’ennui — mais qui s’ennuyait ? — se mettait à chanter. Il le faisait avec conviction, avec amour pourrais-je dire, amour pour moi sans doute puisqu’il n’y avait âme qui vive à cinq cents mètres à la ronde. La route elle-même était oubliée : nous l’avions laissée pour accéder au pré par un chemin de terre qui nous plongeait en pleine nature.

Le répertoire de Bon Papa était varié, pas assez tout de même pour m’empêcher de retenir par coeur, en les écoutant plusieurs fois, ces airs et ces couplets. Il y avait d’abord — à tout seigneur tout honneur, un choix de chansons béarnaises. Laissez-moi en dire une. Elle me transportait et, quoique je n’en comprisse pas le sens, elle m’aurait paru rassurante si son ton plaintif (celui du refrain surtout) n’avait traîné derrière lui je ne sais quel malaise :

Dus pastouts à l’oumbrette
Que hazen u bouquet.
L’u coelhé la vrioulette,
E l’auté lou muguet.

(Deux bergers à l’ombrette
Faisaient un bouquet
L’un cueillait la violette
Et l’autre le muguet)

Refrain

You qu’aïmi l’immourtelle
Mey que las aoutés floüs ;
Coum ey toustem fidèle,
Ataou soun mas amoûs.

(Moi j’aime l’immortelle
Plus que les autres fleurs
Comme elle est toujours fidèle
Ainsi sont mes amours)

Il y avait aussi

Rossignolet qui chante

et

Ces montagnes
Qui sont si hautes

et puis encore :

Connais-tu ma bergère ?

Mais Bon Papa, qui ne parlait jamais français — ce qu’il n’aurait pas su faire —, avait pourtant assez de familiarité avec cette langue pour avoir appris et savoir repéter, à quelques fautes mineures près, des chansons en français. Et savez-vous ce qu’il chantait, entre la saine gaieté de La Madelon et la tristesse insoutenable des chansons d’une guerre perdue ? … Mignon !

« Connais-tu le pays où fleurit l’oranger,
Le pays des fruits d’or et des roses vermeilles
Où la brise est plus douce et l’oiseau plus léger,
Où dans toutes saisons butinent les abeilles,
Où rayonne et sourit comme un bienfait de Dieu
Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu ?
Hélas, que ne puis-je te suivre
Vers le rivage heureux d’où le sort m’exila !
C’est là que je voudrais vivre,
Aimer, aimer et mourir…
C’est là que je voudrais vivre,
C’est là, oui, c’est là ! »

« Connais-tu la maison où l’on m’attend là-bas
La salle aux lambris d’or où des hommes de marbre
M’appellent dans la nuit en me tendant les bras,
Et la cour où l’on danse à l’ombre d’un grand arbre
Et le lac merveilleux où glissent sur les eaux
Mille bateaux pareils à des oiseaux ?
Hélas que ne puis-je te suivre… »

Puis il entonnait, sur une musique différente, ce qu’il présentait contre toute vraisemblance comme le refrain de la chanson précédente:

« Hirondelle, emporte mon coeur
Vers les rives de ma patrie
Que ta chanson dise à la fleur
Naissant au bord de la prairie
Que loin d’elle, Mignon se meurt (bis) »

Ô miracle ineffable de la culture ! Ô pouvoir illimité du verbe et de la musique ! Quels chemins détournés et mystérieux Goethe — dont mon grand-père ni moi ne connaissions seulement le nom — avait-il empruntés pour parvenir incognito à ce petit coin de verdure, à ce pâturage perdu au plus profond du Béarn où un vieil homme analphabète et édenté chantait ses vers à un jeune enfant, traduits dans une langue étrangère qui l’était aussi pour le chanteur ? Les croupes des vaches luisaient sous la pluie et les gouttes, sur la toile bleue du parapluie démesuré, tissaient inlassablement un autre silence.

[…]

Aucun commentaire pour l'instant.

Laisser une réponse

Votre adresse email ne sera pas publiée.